A CIRCULAÇÃO LITERÁRIA E CULTURAL E O ANACRONISMO

A CIRCULAÇÃO LITERÁRIA E CULTURAL E O ANACRONISMO

LA CIRCULATION LITTÉRAIRE/CULTURELLE ET L'ANACHRONISME

José Luís Jobim[1]

[1] Professor da Universidade Federal Fluminense. ORCID 0000-0002-0271-6665 Uma versão abreviada deste texto foi apresentada no Colloque international À contretemps? Usages et enjeux des anachronismes (2018), na Maison des Sciences de l'Homme, Clermont Ferrand, França.


RESUMO:

Neste breve ensaio abordarei algumas questões relativas à conceituação do anacronismo, em particular nos estudos literários. Depois tratarei, de maneira sintética, do modo como a ideia de anacronismo circulou em dois momentos diferentes: na crítica literária que trata das vanguardas do início do século XX e na crítica mais recente, sempre em oposição com o que é considerado novo ou equivalente. Para terminar, farei algumas observações comparativas sobre o modo como este tema foi tratado em alguns textos canônicos de Machado de Assis, Jorge Luís Borges e T. S. Eliot.

Palavras-chave: anacronismo; circulação literária e cultural


RÉSUMÉ:

Dans ce bref essai je vais d'abord aborder certaines questions relatives à la conceptualisation de l'anachronisme, dans les études littéraires en particulier. Puis je traiterai, de manière synthétique, la façon dont l'idée d'anachronisme a circulé à deux moments différents: dans la critique littéraire qui traite des avant-gardes du début du XXe siècle et dans la critique plus récente, mais toujours en opposition avec ce qui est considéré comme nouveau ou équivalent. Pour finir, je ferai quelques observations comparatives sur la façon dont le thème a été traité dans certains textes canoniques de Machado de Assis, Jorge Luís Borges et T. S. Eliot.

Keywords: anachronisme; circulation littéraire et culturelle


Dans ce bref essai je vais d'abord aborder certaines questions relatives à la conceptualisation de l'anachronisme, dans les études littéraires en particulier. Puis je traiterai, de manière synthétique, la façon dont l'idée d'anachronisme a circulé à deux moments différents: dans la critique littéraire qui traite des avant-gardes du début du XXe siècle et dans la critique plus récente, mais toujours en opposition avec ce qui est considéré comme nouveau ou équivalent. Pour finir, je ferai quelques observations comparatives sur la façon dont le thème a été traité dans certains textes canoniques de Machado de Assis, Jorge Luís Borges et T. S. Eliot.

La conceptualisation de l'anachronisme

L'un des aspects les plus intéressants de la conceptualisation de l'anachronisme est sa caractérisation temporelle. En fait, il y a toujours un comparatif implicite lorsque, dans chaque présent, on met en relation des objets, des auteurs, des œuvres d'hier et d'aujourd'hui. De plus, comme nous le verrons plus loin lors de l'analyse de cas concrets, ce comparatisme peut aussi avoir une caractérisation spatiale.

Quiconque qualifie d'anachronique une oeuvre, un type d'utilisation du langage ou un sujet donné, ne peut le faire que parce que tous ces éléments sont encore dans la sphère de ce qui lui est familier. Il serait impossible de dire que quelque chose est anachronique si son caractère passé n'était pas visible dans le présent de celui qui la juge anachronique. Dire qu'une chose est anachronique implique de la désigner comme différente de celles qui, à l'heure actuelle, sont considérées comme contemporaines, en adhésion et en accord avec le temps présent. Mais ce que l'on ne perçoit pas toujours c'est que l'anachronique appartient aussi au présent puisque c'est maintenant que l'anachronique peut être perçu comme une inscription inadéquate du passé dans ce présent, ou comme non-contemporain.

D'une certaine manière, il existe un comparatisme implicite, lorsqu'on dévalorise quelque chose (une œuvre, un type d'utilisation du langage, un certain thème) en lui donnant l'étiquette d'anachronique – car cela veut dire qu'on fait une comparaison avec ce qui n'a pas cette étiquette. Bien qu'on puisse dire que la théorisation qui soutient ce comparatisme est présente en Occident depuis, au moins, la Querelle des Anciens et des Modernes, elle se fait de plus en plus présente du Romantisme aux avant-gardes du début du XXe siècle. Une poétique d'aujourd'hui serait, par définition, "meilleure" que celle d'hier. C'est un trait commun aux avant-gardes plus radicales du XXe siècle, qui déclarent obsolètes toutes les productions littéraires précédentes et proposent une "nouvelle" littérature – la leur – comme la seule à avoir de la valeur.

Ces avant-gardes artistiques du début du XXe siècle faisaient souvant une "description" de certains aspects du passé pour ensuite la réfuter, en choisissant dans cette "description" les aspects sur lesquels ils voulaient marquer la différence. En créant cette image du passé, afin de la contrer, une relation s'établit. Mais cette relation est discutable, d'abord par ce qui a été choisi pour configurer le "passé" et par l'analyse des intérêts qui ont motivé ces choix. Et, ensuite, on finit par constater qu'en définissant la production artistique du présent, par opposition ou par rejet de la production artistique du passé, les avant-gardistes renforcent la voix avec laquelle ils ne sont pas d'accord. Pourquoi? Parce que lorsqu'on attribue au passé des qualités que l'on souhaite dévaloriser voire nier ou rejeter, on crée dans le présent une image de ce que l'on veut éviter, à quoi l'on veut s'opposer, ou être différents. Ce qui est considéré comme anachronique peut être vu comme une sorte de modèle négatif, comme une partie spécifique de la tradition antérieure que l'on veut maintenant dévaloriser… parce qu'elle est toujours présente. En d'autres termes, lorsque nous voulons marquer la différence actuelle par rapport à un modèle négatif du passé, elle se poursuit d'une certaine manière à l'horizon de nos références, même si c'est pour la dévaluer, la rejeter, l'éviter, la confronter ou ne pas la répéter. Bien que la plupart du temps l'artiste ne sache pas quelles traces de son bagage culturel sont partagées ou contestées dans son oeuvre, il est courant de choisir certains éléments de ce bagage pour répondre.

Un cas trés clair de déni de l'héritage antérieur, considéré anachronique comme un tout, est celui des avant-gardes du début du XXe siècle. Même si cette question n'a pas encore été suffisamment théorisée, je vais reprendre ici un cas amplement documenté par K. Pomorska, celui de l'intégration entre les critiques et les théoriciens du Formalisme Russe et les avant-gardistes du début du XXe siècle.

L'intégration entre les critiques et les théoriciens du Formalisme Russe et les avant-gardistes du début du XXe siècle

En se référant de façon critique à l'oeuvre de V. Shklovsij, qui fut le point de départ du Formalisme Russe, Pavel Medvedev affirmait en 1928:"Quand on lit pour la première fois la brochure de Shklovsij, on a l´impression d`avoir affaire au manifeste d´une école littéraire mais absolument pas à la première manifestation d´une nouvelle orientation dans la Science de la littérature (Medvedev, 2008, p. 159)."

Dans ses conclusions sur la "première période" du Formalisme Russe, Medvedev accuse non seulement ce courant théorique d'être intimement lié à un programme artistique et aux intérêts sectaires du futurisme russe comme il fait remarquer:


Ces options, exprimées dans la forme de programmes, de déclarations artistiques, d´articles d´intention, faisait non pas parti dela Science mais dela littérature elle-même, eles ont servi directement les intérês des différentes écoles et tendances qui s´opposaien. (Medvedev, 2008, p. 165)

La méthode formelle russe est étroitement liée au programme artistique et aux interés de groupe du futurisme. La poétique scientifique doit pouvoir s´appliquer à toute une série em formation d´oeuvres littéraires, c´est pourquoi la fusion avec le futurisme ne pouvait que rêtrécir au maximum la vision scientifique de la méthode formelle, en y mettant au point tout un systéme de préférances et de choix qui ne concernaient que certaines phénomènes déterminés de la vie littéraire. (Medvedev, 2008, p. 177)

L'anthologie française, traduite par Todorov, comprenait une préface de Roman Jakobson (lui-même membre du formalisme russe), dans laquelle il déclarait considérer comme positive la proximité entre théoriciens et auteurs:

C´est precisement la reencontre des analystes de l´art poétique et de ses maîtres qui met a l´épreuve la recherche et l´enrichit, et ce n´est pas par hazard que le Cercle linguistique de Moscou comptait parmi ses membres des poètes comme Maiakovsky, Pasternak, Mandelstam et Asseiev. (Jakobson, 2001, p. 10)

La "présentation" de ce volume faite par Todorov attire l'attention sur ce qu'il considère comme nucléaire dans les thèses des formalistes. Ce n'est pas un hasard s'il s'agit d'idées liées aux avant-gardes:

Il nous semble aujourd´hui que les idées autor desquelles s´est constitué la doctrine du formalisme se trouvent em marge du système. Ce sont des idées sur l´automatisme de la perception et sur le rôle rénovateur de l´art. L´habitude nous empêche de voir, de sentir les objets, il faut les déformer pour que notre regard s´y arréte: c´est là le but des conventions artistiques. Le même processus explique le changement de style em art: les conventions, une foi admises, facilitent l´automatisme au lieu de le détruire. (Todorov, 2001, p. 14)

Les formalistes russes estimaient que l'universalisation des conventions et des procédés artistiques dans un système littéraire donné, allait entraîner une automatisation de la perception. Pour désautomatiser le lecteur, il fallait introduire de nouveaux procédés qui créeraient l'étrangeté (ostranenie) par rapport à ce qui avait déjà été lu, ce qui ferait naître une nouvelle perceptibilité.

Medvedev avait déjà attiré l'attention sur le couple binaire automatisation / perceptibilité, en soulignant la présence du psychologisme primitiviste dans les concepts formalistes. Seule une personne pour laquelle une construction donnée serait automatisée serait capable de percevoir, par rapport à son propre background, la différence de l'autre construction qui adopte des procédés différents. En d'autres termes, il appartiendrait à chaque lecteur de "s'émerveiller" ou de reconnaître une certaine construction artistique, à partir de ses propres expériences.

La création de catégories théoriques qui dépendent du "récepteur" de l'œuvre d'art n'était évidemment pas la seule option des formalistes. Si nous regardons plus avant, nous voyons que la dénommée Ecole de Constance met également le lecteur à l'ordre du jour. Mais les catégories élaborées par les théoriciens allemands (Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser) visent à sortir de l'impasse de la "subjectivité" du lecteur et à montrer un "horizon de réception" plus complet. Qu'est-ce-que cela signifie?

L'horizon d'attente des lecteurs et l'étrangeté

Comme nous l'avons vu, Medvedev accuse les formalistes de produire un système de catégories dont l'opérationnalité est limitée à la sphère de chaque sujet qui entre en contact avec un texte donné. Il serait en effet très compliqué de faire des observations objectives sur une œuvre littéraire si le maximum d' "objectivité" que nous puissions atteindre était le récit de chaque expérience spécifique (et différente) de divers sujets sur cette œuvre. Hans Robert Jauss a mis au point un moyen ingénieux d'essayer d'y échapper. Comment?

Il a évité de thématiser l'expérience de chaque lecteur, en recherchant les éléments communs à des univers plus larges de lecteurs, à des époques et des endroits donnés. Jauss affirme que dans la lecture d'une œuvre littéraire, nous avons toujours une connaissance préalable sur laquelle nous basons notre expérience de lecture. Cette connaissance n'est pas seulement "la nôtre" mais le fruit d'un certain contexte historique dont nous faisons partie avec d'autres lecteurs, nos contemporains. C'est ce contexte qui, en quelque sorte, nous conditionne tous.

L'œuvre elle-même aurait incorporé, à son tour, dans sa structure, des éléments d'interprétation, prédisposant son public à la recevoir de manière très précise, par des avertissements, des signes visibles et invisibles, des traits familiers ou des indications implicites capables de réveiller la mémoire de ce qui a déjà été lu, de créer des attentes sur le cours et la fin du texte ou d'amener le lecteur à une certaine posture émotionnelle, en anticipant l'horizon de compréhension dans lequel se fera sa lecture. (Jauss, 1994, p. 28)

On peut également vérifier de façon objective les attentes des lecteurs, à un moment historique donné, à partir de trois facteurs: "[...] l´expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d´oeuvres anterieures dont elle préssupose la connaissance, et l´opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et realité quotidienne (Jauss, 1994, p. 28)."

L'horizon d'attente des lecteurs revêt une importance particulière car c'est en fonction de lui que Jauss fixe les paramètres d'évaluation des œuvres littéraires : une œuvre qui ne correspond qu'aux attentes du public – au goût établi, à la beauté habituelle, à la réalisation des désirs courants – appartient à la sphère de l'art "culinaire" ou léger et a une valeur moindre que l'oeuvre qui s'éloigne de ces attentes, en niant les expériences connues ou en faisant découvrir au lecteur de nouvelles expériences, ce qui entraînera chez lui un "changement horizon".

Même si Jauss a explicitement critiqué les présupposés formalistes (et marxistes), il y a des liens évidents entre les points de vue russe et allemand. Les formalistes ont mis en valeur la désautomatisation, l'étrangeté, la perception du nouveau. Et Jauss valorise l'oeuvre qui se démarque des attentes du public. C'est-à-dire qu'il valorise l'oeuvre qui désautomatise l'habitude du récepteur, qui provoque une étrangeté par rapport aux conventions artistiques auxquelles le lecteur est habitué.

En somme, en transformant en présupposé théorique la proposition avant-gardiste du "nouveau", Jauss suit les traces de ses homologues russes, même si plusieurs décennies les séparent.

Notons qu'entre ces deux groupes de critiques, séparés par une distance chronologique considérable, il existe une connexion incontournable dans la valorisation de ce qui, dans le présent de chaque mouvement critique, est considéré comme nouveau. L'affirmation d'Eikhenbaum selon laquelle les idées autour desquelles s'élabore la doctrine du formalisme se trouvent en marge du système n'est peut-être plus valable, car, comme nous l'avons vu, mutatis mutandis, le noyau fondamental de cette doctrine reste en vigueur jusqu'à la fin du dernier siècle et sous un aspect qui nous intéresse ici: l'anachronisation de la tradition littéraire antérieure.

Je ne suis pas en train de dire ici que l'habitude qui nous empêche de voir, de sentir les objets comme le prône la théorie des formalistes est identique à l'horizon d'attente de Jauss. Medvedev accusait cette théorie d'être une catégorie psychologiste (et individualiste, car chaque lecteur voit et sent différemment), et Jauss cherchait à échapper au psychologisme individualisateur en créant une méthode à partir de laquelle le lecteur et l'auteur pouvaient être traités de manière plus complète, c'est-à-dire sans dépendre de leurs individualités singulières. Dans ce but, Jauss a proposé que l'on utilise les normes connues ou celles de la poétique liée au genre littéraire; la relation implicite du contexte historique et littéraire avec des oeuvres connues; l'opposition entre fiction et réalité, etc. Mais la valorisation du nouveau, au sens de nouveauté absolue par rapport à ce qui est établi dans le système littéraire, va des Formalistes Russes à l'école de Constance.

L'anachronisation du tiers monde

Si nous voulons trouver un autre exemple d'anachronisation du passé, plus complexe, en affirmant que la littérature du tiers monde ressuscite de manière anachronique des pratiques littéraires du premier monde, rappelons le cas du célèbre article de Fredric Jameson, "Third World Literature in the era of Multinational Capitalism" qui a créé une image de la littérature du tiers monde comme étant à la fois dérivée du premier monde, esthétiquement inférieure et en retard par rapport à lui – bien que l'auteur allègue que son intervention, avec la publication de l'article, a été "progressiste" car elle visait notamment à attirer l'attention sur "la nécessité d'enseigner les littératures du tiers monde". Mais, pour justifier notre raisonnement, rappelons les mots de l'essayiste américain :

Le roman du tiers-monde n'offre pas la satisfaction de Proust ou de Joyce; mais ce qui est peut-être pire encore, c'est sa tendance à évoquer les étapes dépassées de notre propre développement culturel de premier monde, ce qui nous amène à conclure qu' "ils écrivent encore des romans comme Dreiser ou Sherwood Anderson". (Jameson, 1985, p. 65)

Indéniablement, notre manque de sympathie pour ces textes du tiers monde, souvent non modernes, n'est souvent qu'un déguisement pour une peur cachée du riche envers la façon dont les gens vivent réellement dans d'autres parties du monde, - un mode de vie qui a peu de choses en commun avec la vie quotidienne dans les banlieues américaines. Il n'y a rien de particulièrement honteux à avoir eu une vie protégée, à n'avoir jamais dû faire face aux difficultés, aux complications et aux frustrations de la vie urbaine, mais il n'y a pas de quoi non plus en être particulièrement fier. En outre, une expérience de vie limitée ne contribue généralement pas à un large spectre de sympathie pour différents types de personnes (je pense à des différences qui vont du sexe et de la race à la classe sociale et à la culture). (Jameson, 1985, p. 66)

J'attire votre attention sur l'utilisation du nous – avec son effet discursif d'inclusion virtuelle de son public lecteur, qui, selon Jameson lui-même, constitue un auditoire de "premier monde", essentiellement américain. Ensuite, la référence explicite aux modèles (Proust et Joyce) envers lesquels une production littéraire du tiers monde semblerait être une étape dépassée de notre propre développement culturel de premier monde. Il est intéressant de constater comment l'articulation de l'étape, du développement et du premier monde dans la citation ressemble profondément à tant d'autres articulations, qui contribuent à l'idée qu'il existe des "étapes" pour le "développement", que certains États-nations ont atteint (les pays "développés", du "premier monde") et d'autres non (les pays "sous-développés" ou "en développement", du "tiers monde"). Ce point de vue est fréquemment utilisé pour affirmer qu'il existe une certaine voie de "développement" qui passe nécessairement par certaines "étapes" – calquées sur les traits de l'histoire du "premier monde" – dont les dépassements successifs pourraient conduire au modèle souhaitable de "mise à jour", d'aggiornamento.

La stratégie discursive de Jameson est importante également, du fait qu'elle est construite sur la base de spéculations sur la réception de la littérature du tiers monde par un public virtuel, dans lequel il s'inclut lui même – par l'utilisation de la première personne du pluriel – et auquel il fait des attributions. Il attribue une peur profonde des riches, à la manière "différente" de vivre dans d' "autres parties du monde". Cela se traduit par un manque d'identification ou de sympathie avec l'autre, avec sa culture, avec sa façon d'être, avec sa différence. Par conséquent, on peut penser que Jameson préconise la présence de textes du "tiers monde" aux États-Unis pour, qu'à travers eux, on puisse incorporer l'expérience de l'autre et permettre ainsi l'exercice de la sympathie et du respect des différences culturelles.

Il est toutefois curieux d'observer dans son récit la façon dont il pense que se déroule le processus de lecture des romans du tiers monde. Il croit que le goût des lecteurs "occidentaux" (je suppose que du "premier monde") a été façonné par les modernismes, ce qui fait qu'un roman réaliste du tiers monde serait perçu comme quelque chose de déjà vu. Il est évident que la première partie de son argumentation est discutable – le goût des lecteurs "occidentaux" est-il vraiment moderniste? – et que la seconde mérite toute notre attention car elle contient des implications qui découlent du questionnement de la première.

Comme si tout cela ne suffisait pas, il y a encore la construction de l'image de l'autre lecteur du tiers monde "pour qui le récit, qui nous semble conventionnel ou naïf" (à "nous" premier monde"?), a la fraîcheur de la nouveauté et un intérêt social qui ne peuvent pas être partagés par les lecteurs du premier monde. Mais peut-on faire une telle généralisation des lecteurs du "premier monde"?

Le modèle textuel auquel ce lecteur est le plus habitué est peut-être encore réaliste ou similaire, car c'est plus ou moins conformément aux conventions de ce style que sont construits, non seulement les discours informatifs quotidiens (journaux, magazines, etc.), mais aussi ceux qui ont des prétentions descriptives (d'Histoire, Économie, Sociologie, Anthropologie, etc.).

Lorsqu'il affirme que le roman du tiers-monde semble déjà lu, already-read, déjà vu (anachronique?), l'essayiste américain semble opter, dans un autre contexte et avec d'autres implications, pour une certaine ligne de raisonnement selon laquelle on imagine que la perception a besoin de nouveauté, de up-to-date, du produit le plus récent. En d'autres termes, on suppose que le lecteur doit aller au-delà du already-read (c'est-à-dire de ce qu´on considère comme outmoded, démodé, anachronique, appartenant à une procédure littéraire antérieure) afin d'entrer en contact avec le nouveau, avec une oeuvre qui provoque l´ "étrangeté" par rapport à des procédés littéraires cristallisés (ou automatisés, selon le vocabulaire des formalistes).

En outre, la référence de Jameson au modernisme montre qu'il est important de savoir aussi jusqu'où le jugement de Jameson est contaminé par le critère de la fraîcheur de la nouveauté, c'est-à-dire dans quelle mesure l'héritage des avant-gardes plus radicales du début du XXe siècle sert pour l'essai même que nous analysons. Et il est bon de rappeler que, lorsqu'il spécule sur le fait que pour le lecteur du premier monde (dont le goût aurait été formé par le Modernisme), le roman du tiers-monde aurait tendance à paraître conventionnel ou naïf, bien que pour le lecteur du tiers-monde cela puisse paraître une nouveauté, on peut se poser une autre question: – Quel contexte de réception imagine-t-il pour les premier et tiers mondes?

Nous pouvons penser que Jameson imagine un horizon de réception réaliste ou pré-moderniste pour le tiers monde – apparemment anachronique par rapport à l'étape la plus "moderne" du premier monde, ce qui expliquerait le déjà vu, l'already-read, l'anachronique ou toute autre expression qui suggère la réitération de formes esthétiques déjà connues ou dépassées, anachroniques, qui rappellent des étapes antérieures du développement culturel du premier monde (remind us of outmoded stages of our own first-world cultural development). Cependant, rappelons-nous que les already-read, déjà lu ou anachronique sont des catégories pouvant avoir comme couple symétrique le never-read-before, ou jamais lu avant, l'aspiration à la nouveauté, l'originalité absolue, en résumé: l'idéal des avant-gardes. Cet idéal est frontalement opposé, par exemple, à la poétique de l'imitation et de l'émulation, qui était en vigueur en Occident au moins jusqu'au XVIII.

Cette connexion différente peut se produire en d'autres circonstances et être également évaluée de façon positive. Pourquoi ne pas penser que le "retard" dans la circulation pourrait aussi être bénéfique? Je me souviens de la conférence d'un collègue russe qui affirmait notamment que la grande qualité de la littérature russe du XIXe siècle provenait du fait que les modes littéraires arrivaient tardivement en Russie, ce qui permettait aux auteurs de prendre une plus grande distance pour juger de ce qui était pertinent, ou non, pour une utilisation locale. Un exemple sud-américain, déjà cité par João Cezar de Castro Rocha et moi-même, est l'argument avancé par Domingo Faustino Sarmiento lors de son exil au Chili dans les années 1840, pour justifier l'existence du journal El progreso qu'il avait fondé. Ce journal n'était pratiquement composé que d'articles tirés de journaux étrangers auxquels le public pouvait avoir accès également, même si tardivement. Donc, l'attrait pour le lecteur ne pouvait provenir de la production d'articles "nouveaux". Mais, afin d'inciter le public chilien à acheter son journal, Sarmiento déclarait que son journal était meilleur que ceux d'Europe ou d'Amérique car, comme il était l'un des derniers au monde à être publié, l'éditeur pouvait disposer de tout ce que les autres avait déjà publié et choisir ce qu'il y avait de meilleur (Rocha & Jobim, 2015, p. 55).....

La circulation de l'anachronisme chez certains auteurs-critiques

Encore au XIXè siècle, Machado de Assis déclarait:

Écrire comme Azurara ou Fernão Mendes serait aujourd'hui un anachronisme insupportable. Chaque époque a son propre style. Je ne pense pas qu'il faille mépriser d'étudier les formes les plus raffinées du langage, pour en retirer mille richesses qui sont rendues nouvelles par le pouvoir des anciennes. Les anciens n'avaient pas tout, ni les modernes; et avec ce qu'ont les uns et les autres, la richesse commune s'enrichit. (Assis, 1873)

Il est important de remarquer que Machado considère qu'écrire dans le présent, exactement comme le faisaient les écrivains du passé, serait "insupportable" pour le lecteur d'aujourd'hui; mais leur retirer mille richesses, rendues nouvelles par le pouvoir des anciennes, serait acceptable, car la littérature se construit avec ce qu'avaient les anciens et avec ce qu'ont les modernes. Plus récemment, l'Argentin Jorge Luis Borges a également traité la question de l'anachronisme dans un conte célèbre: "Pierre Ménard, l'auteur du Quichotte". Dans ce texte, il y a un narrateur non identifié dont le discours est une parodie d'un intellectuel typique du passage du XIX au XXe siècle. Il discute de l'oeuvre d'un certain Pierre Ménard qui aurait prétendu, trois cents ans après la publication de Don Quichotte, avoir écrit cette oeuvre de Cervantes. Notez que Ménard voulait l'écrire et non pas la réécrire, car il rejetait les nouvelles versions d'ouvrages anciens, des livres parasites qui placent le Christ sur un boulevard ou Don Quichotte à Wall Street, des livres qui, d'après lui, ne suscitent que le plaisir plébéien de l'anachronisme[2] . Ménard aurait dit dans une lettre: "Je peux préméditer son écriture, je peux l'écrire sans encourir de tautologie[3].

Comme son projet était d'écrire les mêmes mots et dans le même ordre que dans le Quichotte, on pourrait dire que l'oeuvre de Ménard est la même que celle de Cervantes, qu'il s'agit d'une copie ou d'une imitation, ou que c'est simplement la même oeuvre. Mais le narrateur nous dit que cette "même" oeuvre en est une "autre" : "Le texte de Cervantes et celui de Ménard sont verbalement identiques, mais le second est presque infiniment plus riche[4]." Pourquoi?

Peut-être parce que le premier Quichotte a occupé une place vide, pour ainsi dire, qui a été remplie avec sa publication, alors que le second a trouvé une place déjà occupée par le premier. Ménard affirme que si Cervantes a écrit avec la liberté "d'invention", a été "spontané" et "n'a pas refusé la collaboration du hasard", lui, a dû supprimer toute possibilité de "variante de type formel ou psychologique", a dû sacrifier ces possibilités au texte original parce qu'il a contracté le "mystérieux devoir de reconstruire littéralement son [celle de Cervantes] oeuvre spontanée"[5]

Comme nous l'avons vu, les deux œuvres étaient "verbalement identiques", mais de l'avis du narrateur-intellectuel, elles avaient des styles différents. Les mots de Cervantes employés à l'époque de Ménard, sont des "archaïsmes": de plus, Ménard étant francophone, l'espagnol est pour lui une langue "étrangère". L'intellectuel affirme que pour ces raisons: "on assiste aussi au contraste des styles. Le style archaïque de Ménard – dans le fond étranger – souffre d'une certaine affectation. Pas comme celle du précurseur, qui, avec insouciance, utilise l'espagnol actuel de son temps[6]."

On pourrait substituer archaïque à anachronique et ajouter que le premier Quichotte a trouvé, à l'époque de sa publication, un lecteur familiarisé avec l'espagnol de son époque, alors que plusieurs siècles après, la langue qui était courante à l'époque de Cervantes, était considérée comme archaïque ou anachronique. A partir de la fable des deux Quichottes "verbalement identiques", écrites par Cervantes et Pierre Ménard, on peut dire que Jorge Luis Borges a également abordé la question de la permanence et de la continuité de la "même" oeuvre. Cervantes et Ménard peuvent vouloir dire que le "même" peut être un "autre". En d'autres termes, le problème des deux Quichottes (qui ne sont qu'un?) peut nous amener à penser que la structure d'un même texte, "verbalement identique", entraîne une modification, ce qui fait qu'en dernière instance, le texte dans ses successives insertions à des moments historiques différents, ne peut rester le même que comme un autre.

Dans un autre essai célèbre, "Kafka et ses précurseurs", Borges réexamine également la thèse de T. Eliot dans Tradition and the Individual Talent (1919). Comme nous le savons, Eliot croyait en l'existence d'un "ordre idéal" et affirmait que le sens historique d'un écrivain résultait de la perception non seulement du charactère passé du passé (the pastness of the past), mais également de son charactère présent. Quand Eliot dit dans cet essai, que l'écrivain a un sens historique et écrit comme si toute la littérature européenne depuis Homère – et à l'intérieur de celle-ci, toute la littérature de son propre pays – avait une existence simultanée et composait un ordre simultané, il suppose un état synchrone, un ordre idéal existant qui serait complet avant l'apparition d'une nouvelle œuvre.

Selon l'argument d'Eliot, toute "œuvre nouvelle" invoque la "tradition", les "monuments existants", pour que l'on remarque bien sa différence. Pour lui, aucun poète, aucun artiste de quelque discipline que ce soit, ne possède à lui seul son sens complet : "contraste" et "comparaison" sont nécessaires pour l'évaluer; il faut le mettre en rapport avec des "poètes et des artistes morts", c'est-à-dire à ce groupe qui constitue les "monuments" qui forment la "tradition".

Jorge Luis Borges, dans Kafka et ses précurseurs fait une argumentation différente de celle d'Eliot, mais également très intéressante à ce sujet. En examinant une série de textes de Zénon, Han Yu, Kierkegaard, Léon Bloy et Lord Dunsany, qu'il appelle "précurseurs", il conclut que dans chacun de leurs textes on pouvait trouver l'idiosyncrasie de Kafka, ce qui n'aurait jamais pu être perçue par le lecteur, si Kafka n'avait pas existé. Jorge Luis Borges, contrairement à Eliot, n'imagine pas un ordre idéal pour la littérature, où chaque écrivain devrait s'asseoir à la table avec ses précurseurs. Selon Borges, chaque écrivain crée ses précurseurs, car leur travail modifie notre conception du passé (et de l'avenir).

Si nous voulions ajouter de nouveaux points à l'argumentation de l'écrivain argentin, nous pourrions dire que considérer un auteur comme un "précurseur" de Kafka signifie bien plus que faire une affirmation à propos de ce prétendu précurseur. Considérer Han Yu comme un précurseur de Kafka, c'est aussi le voir différemment de ce que nous aurions pu le faire si nous ne connaissions pas l'écrivain tchèque. En outre, si l'oeuvre du Chinois n'était considérée comme importante par les historiens que pour avoir anticipé les sujets kafkaïens, nous aurions alors une situation curieuse où l'importance de Han Yu (768-824) découlerait de l'existence de Kafka (1883-1924), un auteur qu'il n'a jamais connu!

Dans le panorama historique construit par Jorge Luis Borges, les textes et les auteurs regroupés n'ont pas le même statut dans la mesure où ils se réfèrent presque, de manière téléologique, à un: Kafka. Il n'y aurait donc pas d'ordre "idéal" préalable dans lequel Kafka s'inscrirait dans la mesure où le choix des "précurseurs" se fait à partir d'un regard qui cherche dans le passé des analogies entre l'oeuvre de l'auteur tchèque et celle des autres.

Certains diront toujours que la remise en question de la "tradition" dans Borges est un héritage des avant-gardes du début du XXe siècle, mais je pense que la complexité de la pensée de l'écrivain argentin est très éloignée des versions les plus radicales de ces avant-gardes.

On peut peut-être dire que l'idéal des avant-gardes plus radicales serait le remplacement du passé littéraire par la littérature du présent, ou l'effacement des marques d'un temps antérieur. Mais la présence de l'anachronisme, ou l'attribution du caractère anachronique à des éléments encore présents dans le contexte littéraire, implique que les "nouvelles formes" coexistent et prennent une signification par contraste ou par référence à ce qui est qualifié d'anachronique, de déjà vu ou de outmoded (démodé). Si, à chaque moment historique, les dimensions temporelles du passé sont, en quelque sorte, mises en relation avec le présent, on peut dire que l'anachronisme rend cette relation explicite. Si, anachronique est un adjectif qui a été utilisé par opposition à l'adjectif nouveau, il semblerait que c'est un symptôme de la façon dont la critique littéraire a choisi de donner un sens à la littérature, au moins depuis le XXe siècle.

Si l'adjectif nouveau peut caractériser le souhait de faire naître dans le présent une littérature qui ne s'inscrit pas dans les institutions existantes, pour les ré-interpréter, les transformer ou leur payer un tribut, l' anachronisme nous rappelle qu'il existe une mère pour cette naissance. Cela implique que l'enfant, bien qu'il soit autonome pour gérer son destin, ne doit pas ignorer le patrimoine génétique qu'il porte en lui, même s'il ne sait pas exactement en quoi il consiste.

Bibliographie

ASSIS, Machado de. Notícia da atual literatura brasileira – instinto de nacionalidade. [1873] http://machado.mec.gov.br/obra-completa-lista/item/109-noticia-da-atual-literatura-brasileira-instinto-de-nacionalidade

JAKOBSON, Roman. "Préface". In: TODOROV, Tzvetzan (dir.). Théorie de la literature – textes des formalistes russes. Paris: Seuil, [1965] 2001

JAMESON, Fredric. "Third-World Literature in the Era of Multinational Capitalism". Social Text, Durham, v. 15 (Autumn, 1986), p. 65-88.

JAUSS, Hans Robert. A história da literatura como provocação à teoria literária, São Paulo: Ática, 1994.

MEDVEDEV, Pavel. La méthode formelle en littérature : Introduction à une poétique sociologique. Toulouse: Presses Universitaires du Mirail, 2008.

ROCHA, João Cezar de Castro & JOBIM, José Luís. From Europe to Latin American. Journal of World Literature, Leiden, v.1, p. 52 - 62, 2016.

 

Submetido em 27/01/2019; Aceito em 31/03/2019


Notas

[2] "...esos libros parasitarios que sitúan a Cristo en un bulevar, a Hamlet en la Cannebiére o a don Quijote en Wall Street Como todo hombre de buen gusto, Menard abominaba de esos carnavales inútiles, sólo aptos -decía¬ para ocasionar el plebeyo placer del anacronismo o (lo que es peor) para embelesarnos con la idea primaria de que todas las épocas son iguales o de que son distintas." http://www.literatura.us/borges/pierre.html

[3] Puedo premeditar su escritura, puedo escribirlo, sin incurrir en una tautología." http://www.literatura.us/borges/pierre.html

[4] "El texto de Cervantes y el de Menard son verbalmente idénticos, pero el segundo es casi infinitamente más rico." http://www.literatura.us/borges/pierre.html

[6] "También es vívido el contraste de los estilos. El estilo arcaizante de Menard —extranjero al fin— adolece de alguna afectación. No así el del precursor, que maneja con desenfado el español corriente de su época." http://www.literatura.us/borges/pierre.html

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